Quand des acteurs culturels réfléchissent à leurs enjeux RSO : le cas singulier du musée de Cluny
Pendant longtemps et contrairement à d’autres acteurs économiques, les organisations culturelles n’ont pas été interpelées par leurs parties prenantes sur leur responsabilité environnementale et sociétale*. Cela n’a pas empêché nombre d’entre eux de s’interroger sur ce que signifie cette R-S-E ou R-S-O, de lancer des initiatives, de mettre en œuvre des démarches plus ou moins structurées. Nous présentons ici l’exemple du musée de Cluny** ; fin 2017 sa direction a fait le choix de réaliser une analyse de matérialité pour identifier ses principaux enjeux RSO, ce qui était encore rare dans le secteur culturel, voire peut-être totalement inédit.
Le contexte
Placé sous la tutelle de la direction générale des patrimoines au sein de la sous-direction des musées de France, le musée de Cluny a ceci de particulier qu’il est un service à compétence nationale du ministère de la culture3. Il n’a donc pas de personnalité juridique propre.
Son directeur est ordonnateur secondaire4, ce qui favorise la fluidité et la rapidité de certains processus de gestion. En revanche l’entretien et la gestion de ses bâtiments se font en partie sous la responsabilité d’un réseau de nombreuses parties prenantes, dont l’OPPIC5 qui gère les travaux majeurs, l’architecte des bâtiments de France (DRAC Ile-de-France), responsable de l’entretien du clos couvert, et l’architecte des Monuments historiques, responsable des travaux de restauration concernant ce même clos couvert. Cette multiplicité d’acteurs et de responsabilités crée nécessairement des complexités.
Engagé depuis 2014 dans un vaste programme de travaux touchant à l’accessibilité (physique et intellectuelle) des collections et des espaces, et aux parcours des visiteurs, le musée de Cluny est en devenir. C’est pour accompagner ces transformations que la direction du musée a lancé en 2017 une réflexion sur sa responsabilité sociétale.
Une démarche singulière
Etant un service du ministère de la culture, le musée aurait pu se contenter de décliner la stratégie RSO définie par son administration centrale ; il a cependant innové dans son approche, avec le soutien de sa mission RSO tutélaire et l’accord de la direction générale du patrimoine. Par ailleurs il était encore rare en 2017 qu’un acteur culturel prenne le temps de définir ses enjeux avant de construire un plan d’actions, la préférence dans ce secteur allant souvent vers la recherche directe de solutions opérationnelles.
Un exercice parfois difficile
L’analyse de matérialité a parfois été perçue comme trop théorique et sans portée concrète immédiatement lisible ; dans un contexte fortement impacté par les travaux du musée, le groupe de travail a parfois eu du mal à se mobiliser pour un projet non directement opérationnel et non urgent. Par ailleurs l’absence de référentiel RSE propre au secteur culturel n’a pas facilité l’appropriation de la méthode, car il a fallu repartir de la norme ISO 26000.
En revanche, dès les premiers ateliers les débats ont très directement porté sur les missions du musée, démontrant ainsi les liens étroits entre des enjeux de responsabilité sociétale d’une part, et le projet scientifique et culturel d’un musée d’autre part6.
Des résultats partiels mais utiles
La consultation des parties prenantes a révélé un consensus interne : sur la responsabilité du musée envers ses agents (lutte contre les discriminations à l’embauche, organisation équilibrée du travail, management responsable) ; sur sa responsabilité culturelle (transmission du patrimoine, accès de tous les publics aux collections, aux expositions et à la connaissance du Moyen-Âge7) ; sur la nécessité de garantir la santé et la sécurité des visiteurs. Aucun enjeu environnemental n’a été considéré comme essentiel par plus de 65% des agents et 55% des visiteurs ayant répondu à l’enquête8.
Seuls deux des quinze partenaires privés et publics sollicités ont répondu à la consultation. Ce silence a obligé l’équipe projet à transformer l’exercice en cours de route. Nous avons renoncé à construire une matrice de matérialité et avons consacré le temps initialement prévu pour conduire des entretiens et produire la matrice, à l’écriture d’une feuille de route RSO en trois chapitres :
Première analyse de matérialité que j’ai réalisée dans le secteur culturel, le travail mené avec le musée de Cluny m’a permis de confirmer que l’outil est adapté aux organisations culturelles (ce que j’ai à nouveau vérifié plus tard, avec d’autres clients). La réalité du terrain m’a en quelque sorte amené à le « défaire » pour accompagner au mieux et le plus loin possible sur un chemin de progrès, une équipe qui faisait preuve d’un réel engagement. Un outil reste un outil, ce n’est jamais une fin en soi.
Auteur : Thierry Leonardi, Consultant en RSE auprès des acteurs culturels
*J’exclus de ce préambule la question des publics, c’est-à-dire de l’accès à l’art et à « la » culture. A la demande de leurs financeurs publics, les acteurs culturels ont progressivement développé des programmes très intéressants, dont on peut toujours questionner les présupposés, les méthodes ou l’impact réel, mais qui existent bel et bien.
**https://www.musee-moyenage.fr.
3 Les services à compétence nationale se situent à mi-chemin entre les administrations centrales et les administrations déconcentrées. Ils se distinguent des services centraux par le « caractère opérationnel » de leurs missions, des services déconcentrés par le caractère national de leurs attributions.
4 En comptabilité publique, les ordonnateurs remplissent une fonction de décideurs financiers : les ordonnateurs principaux, disposent directement d’une ligne budgétaire ; les ordonnateurs secondaires sont délégataires de crédits de la part des ordonnateurs principaux ; les ordonnateurs délégués bénéficient d’une délégation de signature des précédents.
5 L’OPPIC, opérateur du patrimoine et des projets immobiliers de la culture, est un établissement public de maîtrise d’ouvrage publique, travaillant pour le compte de l’Etat et de ses établissements publics. Il est spécialisé dans la construction ou la réhabilitation d’équipements culturels et dans la restauration et la valorisation de monuments historiques. (source : site de l’OPPIC).
6 La question suivante a, par exemple, été posée : quel nouvel équilibre trouver entre Cluny-musée-des-beaux-arts et Cluny-musée-de-société ?
7 Nous avons également proposé l’idée d’une contribution du musée de Cluny aux débats de société : sur la ville durable, les mobilités, l’épuisement des ressources, l’insertion urbaine, les migrations etc., en s’appuyant sur les résonances entre Moyen-Age et monde contemporain ; si elle n’a eu aucun succès dans cette consultation, elle fait cependant partie des fils rouges des sujets de programmation culturelle de l’établissement !
8 Le constat est intéressant car l’environnement (voire le climat) est le principal prisme par lequel nombre d’acteurs culturels abordent la RSE. 80% des cadres du musée de Cluny ont d’ailleurs considéré le changement climatique comme un enjeu essentiel, 70% la biodiversité.